Garder (1)
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J’avais une dizaine d’années lorsque la maladie a rongé notre chien. Je me souviens l’avoir veillé comme je le pouvais et l’avoir incité à déglutir pensant qu’il expulserait le mal qu’il portait. Ce jour-là, ses yeux nous crièrent d’avantage sa souffrance. Mes parents l’emmenèrent vers d’autres analyses, tandis que j’étais resté seul dans l’attente de notre maison. À leur retour j’étais caché dans l’armoire de ma chambre, écrasant le linge qui me servait de siège. J’étais caché pour qu’on ne puisse pas nous voir ma tristesse et moi, et pour être aveugle face aux mots et face à la mort. Comme si être absent de la vision de tous m’échappait de ce qui me regardait. Du plus profond de ma cache pourtant, dans cette pénombre à travers laquelle je ne distinguais pas même mon corps, je voyais cet animal qui fut mon ami, à la fois bien portant, agonisant et démuni de vie. Fermer les yeux ne changeait rien à ce que je voyais. Je n’ai jamais revu mon chien. Mes parents m’ont épargné l’image de la mort, elle s’est cachée à moi autant que je me suis caché à elle. Il est dit parfois que connaître l’image d’un défunt dans la froideur de sa mort est une des conditions du deuil. Je n’ai pas eu la nécessité de l’image pour assimiler la perte. C’est au contraire parce qu’il me manquait une image, celle de son retour, que j’ai compris, que j’ai su. Je ne sais pour autant pas expliquer pourquoi l’image de sa mort, absente de mon regard, continue de me regarder.