Garder (3)
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Ma mère a toujours nommé sentiment le goût et l’odeur qui restent. Elle a pu par exemple parler du sentiment agréable d’un plat qui a gardé le ventre ou celui d’un bouquet qui a marqué les pièces ; elle a pu être contrariée par le sentiment tout autre d’une bouchée qui a déçu les papilles, ou celui d’un parfum hasardeux et trop fort qui s’est accroché au corps. Longtemps je me suis amusé de cette formulation, pensant que c’était de la sensation et non du sentiment que dépendaient le goût et l’odorat, et chacun de nos autres sens. C’était ne pas comprendre que ma mère ne désignait ici ni la saveur ou le parfum en eux-mêmes, ni les premières perceptions agréables ou désagréables, mais bien cette trace, cette empreinte, ce double, ce qu’il reste, ce qui persiste, ce qui la garde au corps. Au corps, dans le corps, l’odeur, comme la bouchée, d’abord extérieure, touche le corps, rencontre la peau, pénètre la bouche, le nez, les pores, et se pose autant à la surface que dans les profondeurs, aux poumons, au ventre, au cœur. On parle parfois d’un arrière-goût, c’est à dire un goût second, un goût qui reste en arrière, en profondeur. Le terme est justement utilisé pour désigner le sentiment que l’on garde de certaines situations, tel homme me laissant un arrière-goût de méfiance, tel événement un arrière-goût de regret. Ce goût second, ce sentiment, on pourrait autrement le nommer image. Sentir les choses, les effleurer, les goûter, s’y cogner, s’en étouffer, c’est créer des images. Le toucher, l’ouïe, l’odorat et le goût nourrissent le corps et la mémoire de leurs propres images. Des images qui ne sont pas inhérentes aux yeux, des images manquant au regard, invisibles comme le sont les sentiments. Invisibles parce qu’elles ne connaissent pas de formes, ou parce qu’elles en connaissent une multitude, disparates, confuses. Une odeur d’essence, qui tout à coup nous prend à la gorge sans que nous ne puissions voir l’endroit de sa provenance, engage la mémoire sur une multitude d’images visuelles : une station, une voiture, un voyage, en ne s’arrêtant sur aucune. De l’âpreté d’une cuillerée que l’on a pourtant tirée d’un plat d’ordinaire très doux ne restent que des images tronquées de ce que les yeux gardent du goût : la table, l’assiette, la cuillère. Aucune cependant ne pourra précisément formaliser dans le souvenir ce goût qui reste. Les sentiments nous saisissent, nous tiraillent, nous regardent au plus profond. Comme le regard, le sentiment est chose unique, propre à chacun. Il ne pourrait être extérieur, émanant d’un objet, d’une personne, d’une situation ou siégeant en eux. Il nous est intérieur, intime, corporel. Comme le regard, le sentiment nous garde, même quand il n’est plus. Comme c’est le cas du sentiment amoureux qui reste en mémoire longtemps après s’être dissipé, comme c’est le cas aussi du sentiment qu’un sourire particulier a pu provoquer et qui nous revient alors que nous n’y pensions plus.