De sable (2)
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Gary Obson ouvre une nouvelle fois les yeux dans sa chambre d’hôtel. Le lit se centre sur la large pièce, autour de lui des rideaux bordeaux côtoient des murs blêmes. Des lampes de chevet et des cadres ponctuent le décor pour en dissimuler le vide. Autour de la chambre, plus bas, plus haut, d’autres chambres, des lampes, des cadres, des vides. C’est dans ce lieu inventé, dans ce lieu imposteur, que l’homme est venu poser son égarement. Son regard a encore tout de la nuit. Il peine à enfiler une chemise quand un bruit sourd arrête son geste. Derrière la porte, sur le seuil, gît un exemplaire du Chicago Sun-Times, plié par deux fois sur lui-même et cerclé d’un élastique, comme si la fermeture des plis ne lui suffisait pas. Il est disposé de façon à ce que son titre soit visible. Du reste, de cet objet clos, rien ne s’échappe. C’est de son ouverture que tout apparaît. Dans les colonnes s’étendent des nouvelles du jour qui n’est pas encore écoulé, des nouvelles qui n’ont pas encore vu le jour. À partir de cet instant, Gary Obson recevra chaque matin le journal du lendemain. Telle est l’intrigue de la série télévisée Demain à la une (Early Edition).

Pilot – Early Edition, épisode 1, saison 1

En figure moderne de Cassandre, le personnage possèdera le don de prédire l’avenir et ne sera cru de personne, si ce n’est de quelques amitiés. Il tentera d’influencer le cours des événements à venir, principalement en sauvant des inconnus d’un sort tragique. Les événements ainsi interrompus meurent avant de naître événements, meurent jusque sur le papier. Les yeux replongés dans le journal n’y trouvent plus ce qu’ils y avaient rencontré. Les écrits se sont évanouis, mais n’ont creusé aucun vide derrière eux. D’elles-mêmes les pages se sont comblées, se sont réécrites, les images et les textes ont laissé leur place à d’autres, se sont transformés en d’autres.

Gary Obson ne saura jamais à quoi s’attendre derrière une nouvelle ouverture. Ce qui était n’est plus, il faut réhabituer le regard, voir à nouveau, considérer les changements. Comprendre que le contenu – textes, images, encre, traces – est différent d’autrefois alors que le contenant – forme, matière, couleur, épaisseur, plis – est le même, n’a connu ni d’autres mains, ni d’autre place. La métamorphose s’opère sans avertissement, silencieusement. Le journal se meut dans son repli, à l’abri des regards. Jamais Obson, ni nous-mêmes à travers le champ de la caméra, n’observerons le processus de la mutation. Nous n’en connaitrons que les résultats, des formes apparemment arrêtées, apparemment ancrées.

Résultats semble déjà un terme inapproprié tant il induit une finitude, alors que nous savons ces formes forcément éphémères. Infiniment Obson peut influencer le cours du temps et donc des écrits, infiniment les formes s’inscrivent mais ne demeurent, se succèdent, se remplacent. Aucune n’est la dernière, aucune n’existera sans se renouveler à son tour dans une autre. La métamorphose du journal ne connaît pas d’aboutissement. Nous ne saurons en observer tout au plus que des instants, des états intermédiaires, à l’image de notre corps dont on ne saurait lire le vieillissement qui nous façonne, mais dont on saisit certaines traces, tout à coup apparues à nos yeux.

Un état peut s’étendre variablement sur un temps long ou court. Chaque état est une rupture dans la continuité. Une forme existe indépendamment de celle qui la précède, comme de celle qui la suit, comme de toutes les autres. Un événement sur le papier sera remplacé par n’importe quel autre, sans que l’un et l’autre ne soient forcément liés. Aucun ne prévaut à un autre, il n’y a pas de formes supérieures, ni de formes inférieures. La métamorphose ne se réalise pas pour un mieux ou pour un pire, elle se réalise indifféremment de toutes valeurs.

Par moments, les pages du journal apporteront des éléments nouveaux sans qu’ils soient attendus, sans qu’ils soient provoqués. Par endroits, elles se trouveront floues, tâchées, brûlées ou dans une langue étrangère. Elles s’ouvriront ainsi en partie rédigées en russe et, plus tard, en chinois. Au delà de la langue, ce sont les caractères eux-mêmes qui subissent une transformation formelle, passant de l’alphabet latin au cyrillique, puis aux sinogrammes. Les tâches et les brûlures qui naitront quelques fois au large des écrits les camouflent, les anéantissent. Le journal s’égare alors de sa fonction initiale – être lisible, être lu – pour un horizon d’illisibilité. Ces formations inattendues échappent à leur lecteur, se dessaisissent de lui. Le journal de Gary Obson n’est pas seulement un document inscrivant l’avenir proche et répondant aux agissements de son propriétaire, il possède ses propres mouvements, il connaît une certaine autonomie, une certaine vie. 

Considérer cette vie, c’est supposer à nouveau l’infinitude des variations et avec elle l’impossibilité d’une description exhaustive. Aussi longues et complexes soient les observations qu’on peut en faire, elles ne considèreront jamais le tout et ne pourront être autrement que constamment redéfinies. C’est aussi entrevoir que plusieurs états aient pu exister sans qu’on ait eu l’occasion de les observer. Nous ignorerons ce qu’il se passe dans la brèche, même infime, qui sépare la fermeture du journal de son ouverture. Nous ignorerons ce qu’il se passe lorsque nos yeux ne le possèdent pas. C’est enfin supposer que ces formes, ces états, que nous pensons immobiles sous notre regard sont peut-être déjà en mutation, déjà en transition, sans que notre œil puisse discerner ce qui est en train de se produire. Le journal croirait si continûment que ses mouvements, même si nous les scrutons, nous sont invisibles.